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INTEMPESTIVE, HUIT NOTATIONS NON TOUTES BIEN EMBOUCHEES SUR L’ART DE MIREILLE LOUP

Paul Ardenne
1998

« Développer toutes les puissances que l’on sent en soi-même. Beau programme (...). J’aperçois un peuple de désirs et de passions qu’il va falloir gouverner. L’amour est puissant. La soif est puissante. La colère est puissante. La tristesse, l’ennui, l’horreur de soi-même, sont de mauvais compagnons. Il faut vivre avec eux pourtant ». « Vivre avec eux pourtant », et vivre avec l’amour, la soif, le peuple des désirs et des passions, tant qu’on y est. Et vivre avec les autres, forcément, en plus de vivre avec soi. Ainsi parle Alain, dans ses Propos (t. 2, 1920), consignant combien l’existence n’est pas une vallée de roses et, moins encore, une affaire dont se débarrasser sans mal.

La vie comprise comme cet « encombrement » que suggère la prose du philosophe : en substance, telle est la nourriture de l’œuvre de Mireille Loup. Recourant volontiers à la photographie narrative, familière de l’écriture de textes de type essai ou roman, l’art de Loup n’a en effet de cesse de puiser dans la vie comme elle vient, mixte compliqué de réalité plus ou moins maîtrisable, de projets et de contrariétés. Une thérapie par l’art interposé ? Rien n’est moins sûr. L’ironie, un fort penchant à la désacralisation façonnent chez Loup une création caustique dont on pressent que son auteur n’a pas de manière instante le désir de la parfaite santé. Ainsi, là où Alain ajoute, tout à faire resplendir les derniers feux de l’humanisme, « Il faut de l’ordre à l’intérieur de moi, il faut que tous ces monstres enchaînés fassent un homme, et non un fou aux cent visages », Mireille Loup se portera pour sa part à une perspective inverse : considérer pour ce qu’il est le désordre situé à l’intérieur de soi, cerner qui, au vrai, est ce fou (cette folle, pour la circonstance) aux cent visages.

 

 

1°- Il n’y a pas d’identité heureuse

 

Le multiple du visage, justement. Chacun de mes visages (1992-...), une série photographique à rallonge, a été programmée dès la première image obtenue pour ne finir qu’à la mort de l’artiste. Ici, l’artiste en jeune fille printanière. Là, posant à l’antique, ou pleurant, en plan très rapproché. Plus loin, adoptant un style glamour ou saisie par l’objectif dans une pose relevant du répertoire des saintes chrétiennes. « Chacun de mes visages est une recherche autobiographique (...), recherche critique de l’identité à travers la photographie et ses différents genres », précise Mireille Loup. Présentée sous forme de frise, refusant le classement chronologique, une telle œuvre constitue l’identité autant qu’elle la disperse. Représentation à la fois donnée et retranchée, anonymant le sujet tout en le rendant présent de manière immanquable.

Cette combinaison du don et du retranchement n’est pas sans se raccrocher, issue du déclin de l’humanisme, à une constante de la création contemporaine : l’impossibilité d’une accession plénière à la figure. D’une telle impossibilité, dont on a pu faire çà et là un usage immodéré (les déguisements des séries Still Lives de Cindy Sherman, dans les années 80), on pourra se contenir à sa mise en valeur par le recours à l’image. On pourra aussi, à fins de suggestion accrue, faire intervenir le jeu, la comédie, en recourant notamment à l’expression théâtrale. Henri (1994), pièce vidéo, voit l’artiste reprendre plusieurs fois une déclaration d’amour adressée à un personnage fictif. Impression d’un accouchement douloureux de la volonté, même si l’on joue ici sur un mode tragi-comique. Le discours de la déclaration ne se fixe pas, l’identité elle-même n’est pas saisie, demeure ferment de malheur (grand, petit, peu importe : malheur, de toute façon).

 

 

2°- Une esthétique du corps accidenté

 

Les Oignons (1994) : plusieurs médaillons, style Portrait de grand-papa inspiré ou Cinéma années 30, montrent des personnages qui pleurent. Douleur existentielle ? Non, l’afflux lacrymal, en l’occurrence, résulte du fait de peler des oignons. Tous les experts ès manipulation le savent, il peut y avoir très peu entre le malheur réel et ce qui en affiche l’apparence.

Le factice s’avère, chez Mireille Loup, une notoire figure du style. Mis au service de simulations visuelles puisant dans les modèles de l’iconographie classique (s’amuser de la notion de pose, par exemple) comme dans celui du roman photo, il servira à l’occasion diverses problématiques autrement incarnées que celle, illusionniste, dont Les Oignons font état. Ainsi d’une proposition telle que Hyper (1998), véritable collection de drames intimes et de figures humaines en crise. Prenant de nouveau la forme d’une frise photographique, Hyper se présente comme une recension  d’images venant illustrer diverses formes plus ou moins contemporaines de l’excès : le combat, la dépression, le dégoût, l’extase, le reality show... Vues combinées mais chaque fois autonomes d’une femme qui hurle, d’un paysage urbain désolé, de quelqu’un qui vomit dans les toilettes ou avale dans l’urgence un cachet. Certaines images, tramées, semblent sortir de l’écran T.V. L’hystérie née de la vision est tempérée par une bande son où bruissent la campagne et le vent, fond fort contradictoire d’atmosphère bucolique... Gloire rendue au corps accidenté de cette fin de millénaire et à ses fantasmes d’harmonie.

 

 

3°- Esthétiser l’exaspération

 

L’œuvre de Mireille Loup, de part en part, se veut en effet traversée de figures exaspérées. Rien d’étonnant à cette présence en elle d’humains meurtris, pour qui consentira à regarder autour de lui. Visages rompus de fatigue de nos semblables et de nous-mêmes, réalité assommante, itinéraires de vie ravagés, lendemains qui déchantent avant même que d’être conquis... En règle générale, nous en sommes là. Résultat, les corps pèsent, tombent, en un puissant triomphe de la gravité qui n’a d’égal que son envers irrévocablement fantasmatique, le corps volant (voir l’actuelle publicité pour les « Sans fil », multipliant les images d’individus se téléphonant depuis le plein ciel, as free as birds : les corps sont devenus plus légers que l’air).

L’on eut récemment les Japonais endormis (1997), une austère série photographique consacrée par Martin Parr aux visages d’employés dormant dans les transports en commun : sorte d’envers du décor de la société nipponne et de son culte du productivisme. Mireille Loup, dans un registre proche, va tirer, elle, le portrait des Fatigués (1997) : fresque très contemporaine là encore, inspirée celle-là de l’Essai sur la fatigue de Peter Handke. Quarante-deux portraits d’anonymes sont saisis tels quels, à l’instamatic, sans recherche d’effet (donc de tromperie) plastique. Traits creusés ou se creusant, ainsi que le temps désagrégateur de la vie corrode, use et rabote le lisse originel des visages. Double particularité de ce travail, l’une de l’ordre de la causticité, l’autre de la surprise. Pour la causticité, Loup a soin, tout en exposant Les Fatigués, de faire défiler une bande sonore où sont enregistrés bruits ou messages d’aujourd’hui relatifs à la santé, à la performance et au culte de la réussite, cet héroïsme de l’âge libéral. Pour la surprise : la beauté surprenante, inattendue, aberrante même de ces visages épuisés, — un hâle d’angoisse, de profondeur et de résistance pas loin de faire l’effet d’une contradictoire exaltation de l’humain.

Corps fatigués, exaspérés, en état d’usure signalée. L’action elle-même vient à se contracter, tétanisée, incapable de se donner cours. Reste le rêve, dès lors, cette vengeance, cette revanche du réel désespérément voué à lui-même. Rêve de lointains, de paysages autres, portée par espérance d’une existence forcément meilleure. Ainsi l’exprime une série de photographies telle que Les faux départs (1997), d’une indicible et pourtant tendre cruauté. « Cette fois, c’était décidé, il partait », indique une mention lapidaire en lettres majuscules incrustée à même la surface de l’image. La photographie, elle, montre un jeune homme carré au fond d’un fauteuil, grelottant de froid dans un intérieur à trois sous, incapable d’un geste. « Un jour, de toute évidence, elle partirait », — elle est là, jeune et triste, allongée, le regard perdu, incapable de soulever son poids physique, et lui la regarde d’un air idiot et dominateur. « Partir pour Acapulco / Pour changer d’air / Pour changer de peau », dit la chanson. « Là-bas tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe calme et volupté », renchérit le poète. En attendant, c’est ici et maintenant, et on ne part pas. Telle est la loi de l’inertie. Le monde pèse, le corps pèse, le mouvement s’abolit.

 

 

4°- Aparté : l’œuvre d’art comme laxatif

 

Adepte du récit photographique (Christophe, Anne, la photographe et leurs amis, notamment, en 1994), Mireille Loup cultive également l’art du roman. Un truisme : il y a des histoires, toujours, parce qu’il y a déplacement de l’ordre des choses. Le récit naît de là, rendre compte d’un mouvement, — le décrire, le justifier, le réduire. Le Devenir de Lise (1996, demeuré à ce jour inédit), dans cette logique, se veut un Bildungsroman où la formation de l’auteur relève d’une auto-analyse doublée d’une recherche sur les séductions propres à l’énoncé narratif. Ainsi des en-têtes de chapitres, marquant bien cette dualité du propos, évocatrices du roman pré-classique (les picaresques espagnols, la Moll Flanders de Defoe...) : « Où l’auteur situe ses protagonistes et parle d’amour pour captiver le lecteur », « Où l’auteur donne une tonalité glauque au deuxième chapitre », « Où l’auteur traite de la maladie comme reflet des angoisses et fait un pied de nez à la médecine rationaliste », etc.

Entre les écrits significatifs de Mireille Loup, on retiendra parmi d’autres celui ayant trait au pet, « Premier traité à propos du pet », texte inséré dans un journal intime pseudo-fictif intitulé Il faudra qu’un jour je pense à me marier (1994). L’intérêt avoué pour le pet : coquetterie scatologique de l’artiste ?, concession à un air du temps se sustentant volontiers du gore ? Pas exactement, l’artiste dépassant la vulgarité implicite de la proposition pour saisir l’occasion d’argumenter une authentique, quoique comique, réflexion de fond. La philosophie du pet, certes, n’est pas nouvelle, sur laquelle ont planché déjà bien des cerveaux, des écrivains anonymes de la Bibliothèque bleue du XVIIIe siècle à l’humoriste Bigard, un des derniers en date (en une blague qui vaudrait à ce dernier, à elle seule, l’inscription au dictionnaire de l’Académie, Bigard n’a d’ailleurs pas manqué d’insister sur le côté libérateur, hédoniste et démocratique du pet : péter fait du bien et tout le monde pète sans exception, de la charmante spectatrice du dernier rang du théâtre au président de la République). Du pet, Mireille Loup note pour sa part qu’il n’est pas sans pouvoirs sociaux, de distinction en particulier (Pierre Bourdieu mobilisera avec fruit, sur cette question, l’École des Hautes études en Sciences sociales) : « On ne pète pas en présence de n’importe qui », remarque l’artiste, « Le pet entretient un rapport étroit avec la réalité », « Pas d’idéalisation possible en présence du pet », etc. La Rochefoucault n’est pas loin, dont sens et pragmatisme de l’observation semblent avoir fait école.

Par extension, on supputera que le pet, chez Mireille Loup, est plus qu’un objet théorique. La démarche créatrice de l’artiste, elle aussi, tient de l’évacuation : mettre dehors, sortir de soi ce qui n’a plus de raison d’y être. « Péter » ses œuvres d’art, si l’on peut dire, les expulser comme les boyaux expulsent le pet, en un acte de décompression, — l’œuvre d’art comme une formule laxative.

 

 

5°- Retour à la thématique : l’intime mais sans majuscule, et que l’on veillera à faire suivre du point d’interrogation

 

Il conviendra aussi de mettre l’œuvre de Mireille Loup en regard des formes d’expression artistiques récentes, fort nombreuses, ayant élu l’intime comme sujet éminent — non d’ailleurs sans contradiction, soit dit en passant : l’intime, par essence, territoire confiné des secrets vrais, des passions et des catastrophes retranchées, s’accommode plutôt mal de sa mise au jour, paradoxale de toute façon.

L’intime, chez Loup, ce sont des poses photographiques d’elle-même ou de proches connaissances arrachées à la vie publique, des formules secrètes ayant trait à l’affection et ramenées au jour, des histoires personnelles portées sur la place. Tel se présente, entre autres propositions, l’ensemble intitulé Les Affectifs (1995), concentrant plusieurs polyptyques montrant la photographie six fois répétée d’un personnage masculin ou féminin couplée avec une phrase inspirée d’un entretien de ce dernier avec l’artiste : « Il lui paraissait difficile de vivre une nouvelle relation avec tant d’ambition » ; « Elle acceptait qu’il la regarde » ; « Il se sentait capable de folies invraisemblables » ; « Elle l’avait rencontré la veille ». Comme le consigne l’artiste, s’agissant du protocole présidant aux Affectifs, « il est demandé à chaque modèle, lors d’un rendez-vous en extérieur, de parler d’un sujet qui le touche affectivement, au moment où s’effectue la prise de vue (...) La légende inscrite sous les images provient d’une phrase énoncée par celui-ci, relevant le point essentiel de ses propos. Il faut toutefois prendre en compte la part de responsabilité et de mise en scène du photographe qui écoute, afin de ne pas affirmer qu’il s’agit de photographie documentaire ».

L’intime selon Mireille Loup, est-il besoin d’y insister, c’est plus encore un jeu de massacre, l’opportunité en particulier d’ironiser sur cette convention de l’art contemporain qu’est devenue l’exploitation, par cimaises interposées, de son intimité ou de ce qui voudrait en tenir lieu. De ces couples qui se sont tant aimés (1998), cumulant cinq séries photographiques, fera l’effet d’un reportage au second degré sur les figures du couple contemporain saisies dans des situations de type cliché : le couple au lit, le couple à table, le couple dans un paysage, le couple complice, etc. Tout le monde, assurément, s’y reconnaîtra, et admettra du même coup combien la mise en récit de l’intime est un exercice à haut risque. Le plus personnel, sur le champ, risque de se commuer en la pire banalité qui soit.

Le drame de l’intime érigé sujet d’art, on l’a suggéré plus haut, réside dans le principe d’une exhibition incohérente. Soit c’est intime et rien ne doit percer, tout reste à part, dans le périmètre impénétrable du secret. Soit au contraire c’est destiné au public, au regard général, à l’œil énorme des affamés de spectacle : plus rien de secret ne saurait dès lors être exhibé, le secret fut-il de manière rusée élu comme sujet artistique. Au vrai, l’« intime » que pourvoie non sans complaisance l’art de la fin du XXe siècle n’est pas l’intime mais un mime. Petit commerce des apparences n’apprenant d’ailleurs rien sur l’intimité authentique. Prier le spectateur de se transporter par l’esprit au fond de la petite culotte de mademoiselle Lachaude, exactement à l’épicentre fictif du caché, est-ce pour autant lui offrir le nirvana ? Les poses pathétiquement naïves de Rebecca Bournigault, les petits déjeuners de la famille Bartoloméo, les séances de touche-pipi de Nobuyoshi Araki, le lesbianisme petit-bourgeois de Sadie Benning, le grand déballage de mon cul où pavoise Elke Krystufek, c’est là de l’intime de salon, du spectacle qui se dit discret mais beugle à qui mieux mieux, réactualisation de l’antique pseudos platonicien. Exactement cette tricherie avec laquelle Loup n’entend pas composer, ou alors en se démasquant : en ne cachant pas qu’elle triche et joue, justement.

 

 

        6°- Survivre au réel

 

L’Occident, pour quelque temps au moins, est entré dans sa phase dégradée. Modernes, il nous restait du moins l’illusion de l’utopie, le recours à la thérapie de l’avenir radieux. Devenus postmodernes, nous avons dû renoncer à ces lubies et, du même coup, au futur. Des projets, oui, sans doute, parce que la conscience va ainsi, mais sans assurance du meilleur. La réalité exagère, en quelque sorte : elle est là, riche, offerte, prometteuse, mais close aussi, inaccessible, bannissement factuel de la part du possible.

Où l’on comprendra mieux, dans la foulée, combien l’univers artistique de Mireille Loup épouse à chaque pas la forte maxime qu’énonce un Georges Bataille dans sa Somme athéologique — maxime assez sommaire, sans doute, mais sûrement pas très loin de la vérité : le désir, toujours, est infini, assure Bataille, là où la vie est de manière invariable finie. Le désir pousse-t-il vers l’inaccessible ? La vie, par faiblesse, impuissance ou souci de préservation, contiendra l’énergie dans un espace étanche où règnent manque, mesure et contrition. De cette disproportion, de cet écart, naissent les tragédies humaines. Différence à jamais irréductible entre ce qui est et ce qui est désiré, dans ce marasme psycho-sensible où se frottent sans tout à fait s’accoupler principe de réalité et principe de plaisir. Au juste, le désordre est dans l’ordre des choses, il n’est en rien l’effet d’une aberrante dégradation ne s’emparant des choses que pour en affoler l’ordonnance. Tout le contraire, plutôt : l’état normal de la réalité, sa manière bien à elle de se ranger, immaîtrisable, ignorante des géométries existentielles. Ce désordre comme norme dont tant de tartuffes, des prêtres aux entrepreneurs ès divans freudiens, auront trouvé tant d’intérêt à faire valoir qu’il relevait de l’anormal.

L’art de Mireille Loup, on l’a vu, est un art de vivants. Il n’exploite ni fond de commerce pictural ni célébration bêlante de la forme. Il parle de corps non pas arrachés à l’ordre du vif mais au contraire en situation (de Sartre à Debord avec une pincée de Mister Bean, pour la circonstance). Or, le vivant, c’est le désordre, c’est le rêve perpétué sans fin de l’accomplissement, ce sont des remords et des ratés. Moi, c’est-à-dire celui qui doit survivre à tout cela, à la réalité exagérée.

 

 

7°- L’autoportrait (l’individu, mais le moins divisé possible)

 

Nous échouerons-là, du coup, tout compte fait, après un long détour en boucle : à l’autoportrait, à la sculpture de soi. Portrait de l’artiste en artiste acquis au terme d’une stratégie de recours à des « crypto-figures ». Tous ces corps aux prises avec un réel retors que montre Mireille Loup, çà et là, qu’ils soient raillés ou non (forcément de façon sympathique et fraternelle, comme on va le comprendre), tous ces autres d’elle-même dont elle réalise le portrait chaque fois différent, voyant l’identité diverger, — tous ces gens-là, bien sûr, ils sont moi-même. Oui, moi l’artiste, sommet de narcissisme, d’attente d’amour et de reconnaissance dont le corps singulier ne peut suffire seul à faire figure. Moi redonné à travers tous les autres (tous mes autres) par le truchement d’un échange symbolique où l’ego se dissémine dans l’autre ou l’autre de lui-même comme la vérité sous le fard.

Cette affaire de la dissémination de soi ? Comprendre : de l’impossibilité de s’offrir soi tout entier sur la scène de l’art, comme corps glorieux et suffisant (à la manière jadis, aujourd’hui pour ainsi dire incompréhensible, d’un Dürer, dont l’art original de l’autoportrait, parmi les premiers, s’accompagna de la signature des œuvres réalisées, forme suprême de l’individuation) ? Il y a là un effet d’époque, déjà : comment croire encore au corps parfait, à l’image souveraine, à l’utilité même de la personne ? L’Adam postmoderne se contient à un paradis occidental décidément matériel, n’ayant que faire des valeurs sublimes, préférant trouver, question corps, celles-ci dans ces succédanés de perfection que sont top models et chippendales, expressions hollywoodisées du corpus divin. Il y a là, aussi, un effet de l’art moderne lui-même, qui a usé du corps réel jusqu’au point de non-retour, l’abolition de la frontière entre incarnation et représentation : performances d’Acconci, mutilations publiques de Pane, expériences d’endurance physique de Ulay et Abramovic..., le tout accompli au nom de l’art mais parlant moins de l’art que du corps comme emblème arraché à la socialisation. Ceci sans oublier un ultime point d’achoppement, enfin, relevant cette fois d’une économie symbolique sans date, transhistorique celle-là : chaque société a le corps qu’elle mérite.

Traversée par le primat du corps traumatique, l’œuvre de Mireille renvoie en somme son spectateur à l’évidence de cette condition humaine mal assumée, dépressive surtout, bienheureuse rarement, dont l’Occidentalité aura fini par faire sa principale caractéristique. Rien de bénin, en l’occurrence, si l’on se souvient que la culture occidentale, même minée par le pessimisme, se veut culture du bonheur, de l’harmonie, de la réconciliation entre soi et le monde. Mireille Loup, déjà, à travers les corps accidentés qu’elle propose au regard, n’est pas sans forcer chez le spectateur son penchant naturel à l’identification. Pour autant, elle n’en invite pas moins à repenser la notion d’« individu », ici mise au carreau d’un point de vue particulier et global à la fois. Notion très ambiguë, au demeurant, que celle de l’« individu », dont on se rappellera que l’étymologie n’admet pas d’y voir le sujet séparé de quoi que ce soit, de la société au premier chef. Tel est là, justement, le drame sans terme de l’Occidentalité : quiconque l’habite ne peut se concevoir que lié à l’ordre social (l’individu comme figure « indivise ») ; quiconque l’habite, néanmoins, tente d’y devenir une figure autonome. Le déchirement guette en lisière, de manière fatale, avec sa conséquence ultime, parfois atteinte, la schizophrénie (en grec, l’« esprit fendu »).

 

8°- L’« intempestivisme », nouvelle forme de résistance

 

Mireille Loup, du coup, est agaçante. Attendons-nous de l’art un supplément d’âme ? Elle nous renvoie à la part mineure mais non jetable de nous-mêmes : problèmes d’image de soi, petits émois amoureux, emprise du quotidien... Espérons-nous de la création un transport sublime ? Le véhicule Loup grince, n’entend pas décoller, vous maintient sur la terre, au ras du monde. On souhaitait, au moins, une réponse ? Des questions surtout sont posées, sans qu’on soit à la fin sûr de quoi que ce soit. L’art devrait nous reposer de la vie, assure le sens commun classique. Il devrait rendre la vie plus intéressante que l’art, assure le sens commun moderne. Mireille Loup s’en fiche, et n’adopte ni l’une ni l’autre option. L’art, chez elle, ne repose de rien, agité et agitant ce qu’agite l’existence. Il est plutôt, du coup, une forme intempestive de la vie. Une manière de résister à l’inertie existentielle et de lui tenir tête. Une résistance.

in Catalogue Monographique Mireille Loup, co-édition Galerie Les filles du calvaire, Paris, 1998