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Les doubles jeux de rôles de Mireille Loup

Christian Gattinoni
2016

Mireille Loup s’est fait connaître autant par ses vidéos, où elle interprète avec un vrai talent parodique différents rôles féminins tous caricaturaux, que par ses photographies développant un monde plus onirique. Depuis 2011 plusieurs séries d’images en relief semblent enrichir cet univers, plus poétique, romantique oserait-on dire ? Qu’est-ce qui relie ces deux champs de sa recherche ? Sont-ils si antagonistes qu’un regard superficiel et classifiant, attitude critique bien française, pourrait le laisser paraître ?

 

Le désir est ancien de simuler optiquement le relief. Le principe des vues stéréoscopiques est apparu juste avant l’invention de la photographie qui a permis de le matérialiser. Dès 1891, les deux images séparées sont compressées en une seule, l’anaglyphe inventée par Louis Ducos du Hauron. Les deux techniques ont pour vocation similaire de donner du relief et une présence quasi corporelle aux objets et aux personnes représentés. Ce n’est pas un hasard si l’un des sujets favoris des stéréoscopes était les vues érotiques ou pornographiques auxquelles le procédé donnait une illusion de présence sensuelle plus véridique.

 

De mère en fils

 

Le petit théâtre féminin et même féministe, façon troisième génération que Mireille Loup met en place pour ses tournages, ne lui permet-il pas une véritable incarnation de ces personnages clichés qui nous font tant rire parce que nous en identifions les modèles dans le quotidien ? Les premières séries des jeux de rôles de l’artiste sont donc aussi en recherche d’une véracité performative, dont l’illusion joue sur le talent interprétatif de l’auteur.

Dans ses dernières vidéos, où elle joue une femme fatiguée, divorcée, burn outée, elle ne s’oublie pas dans le rôle de mère, fut-elle quasi indigne, totalement chiante de snobisme ou simplement abusive. Son fils Côme joue son propre rôle, souvent quasi muet, dans ces mises en scène ayant la fraîcheur de l’improvisation. À filer la métaphore des jeux vidéo, le jeune garçon apparaît comme un de ces héros amis qui permet à la joueuse de poursuivre le combat ou la quête spirituelle, suivant la nature du jeu de rôle entamé.

 

Dédoublement de personnalités

Dans les séries d’anaglyphes, d’où le jeune garçon s’est absenté, divers autres personnages se voient scénographiés dans ces saynètes apparemment buccholiques. Le casting dès sa série 53.77 (2012) donne le(s) premier(s) rôle(s) à une toute jeune femme qui, par la grâce de ses gestes, la fluidité de sa silhouette, l’aisance à se mouvoir dans l’espace dont elle occupe le centre, est tout le contraire des rôles-types incarnés par Mireille Loup qui sait s’enlaidir à outrance.

 

Dans la grande partie engagée par l’œuvre de l’artiste tant en photo qu’en vidéo on ne peut que considérer la question du vieillissement et son refus comme moteurs. Elle évolue de La femme de 30 ans (1999-2003) à différentes ménagères de moins de 50 ans toutes plus statiques les unes que les autres, pour renaître dans sa pleine énergie, toujours jeune, sous les traits de son véritable avatar, la jeune femme aux aventures en relief, elle-même interprétée par divers modèles. Cette série rétroactive on peut en deviner la logique en interprétant comme le chiffre d’années spécifiques son mystérieux titre 53.77.

 

Dans cette quête pas question de s’abandonner à une identité unique. Le catalogue complet des masques faciaux pouvant compléter l’avatar se trouve dans les 91 images de petit format de la série Chacun de mes visages, commencée en 1992 et restant ouverte jusqu’à la mort de la créatrice. Dans ce jeu de mise en kit identitaire, le choix des statures corporelles – ou les aventures de Mireille au pays des corps – est à consulter dans les anaglyphes qui proposent autant de situations ludiques à expérimenter.

 

Des temps possiblement croisés

 

Considérant que la mémoire des images reste morte tant qu’elle n’est pas performée par un recours à l’histoire du médium et dans son projet esthétique par une appropriation au cœur des fictions intimes, l’artiste tente de réduire à rien un important gap temporel en réinterprétant les plaques stéréoscopiques de Charles Commessy (1856-1941) dans (2013). Elles lui offrent autant de situations humaines de couple, d’histoires de papa-maman susceptibles d’imaginer d’autres parties à jouer en ville.

Leur mémoire vive se constitue dans l’ensemble de ces images techniques dont les protagonistes contemporains, que l’artiste met en scène, déjouent le temps en autant de situations fantasmatiques.

 

Les alliés

 

Si cet univers est resté longtemps principalement féminin, des hommes font retour dans les récentes productions, ce sont les combattants d’autres jeux qui font allusion à des quêtes plus singulières, comme celles des hérauts scientifiques, les bien-nommés Fous du Rhône (2015-2016). Auxiliaires de l’action ils jouent un rôle proche de celui du fils, dans un sérieux joué. Leurs activités de chercheurs indépendants, exposées dans les collections permanentes du Musée de la Camargue, ont aussi le mérite de créer un nouvel épisode de la mécanique des ciels que l’artiste a déclinée des Esquives (2004) au Carré des anges de la série MEM (2008-2009). En choisissant un horizon bas, elle accentue leur implantation dans la terre et contredit l’ouverture sur des espaces plus aériens.

 

Déclinaison de possibles

 

Dans cette suite de jeux de rôle, les décors paysagers prennent toute leur importance pour mieux définir le personnage principal et ses acolytes, leurs relations. Des espaces intérieurs, cadrés serrés, au mieux vaste comme un cloître, cernent la jeune héroïne de 53.77 et délimitent son intimité ; elle débouche sur une fontaine circulaire un peu plus large qu’un bain, dont la proximité avec la nature ne se rejouera que face aux larges proportions du fleuve provençal.

 

Entre-temps les histoires relationnelles sont accueillies « Là » dans le cadre interlope de l’Hôtel du département de Beauvais où une nature aménagée le dispute à des constructions bourgeoises et à des restes usiniers.

 

De série en série une fantasmatique s’installe, elle entretisse des liens passé/présent et fait alterner lieux naturels propices aux rêves et lieux construits, à cette alternance correspond celle des personnages plus ou moins proches d’une utopie de vivre toujours réincarnée.

 

Christian Gattinoni, in "Anaglyph Mireille Loup", Livre d'art , préface, éditions Images Plurielles, Marseille, 2016.

Christian Gattinoni est critique d’art et commissaire d’exposition, rédacteur en chef de www.lacritique.org.