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Mireille Loup. Autoportrait, autofiction : le je(u) et le masque

Xavier Lambert
2010

L'oeuvre de Mireille Loup, Chacun de mes visages est présentée par l’artiste comme « une recherche autobiographique constituée par des portraits, mis en scène ou non, et des autoportraits. Il est question d'une recherche critique de son identité à travers la photographie et ses différents genres. [1] » Cet ensemble de portraits pose les bases d'une recherche exploratoire où l'artiste s'interroge et se met en question. [1] Mireille Loup, non publié 

 

Marcel Broodthaers déclare : « … Je crois que le fondement de la création repose sur un fond narcissique. [2] » [2] Marcel Broodthaers, extrait d'une interview avec Freddy de Vree, Dusseldorf, 1971, in Marcel Broodthaers-Cinéma, catalogue d'exposition, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1997, p. 127.

L'autoportrait serait donc une illustration exemplaire de ce narcissisme. Mais il convient d'abord de préciser que, dans le mythe de Narcisse, Narcisse ne tombe pas amoureux de lui-même, mais de son image. Or, l'image, c'est soi-même médiatisé, et toute médiatisation est une altération, elle nous rend autre.

Si on se réfère à la fameuse analyse du « stade du miroir » que fait Lacan, on admet que le jeune enfant prend conscience de lui-même à travers son reflet. Cette prise de conscience lui permet de s'identifier, de se singulariser dans un ensemble qu'il ne percevait jusqu'alors que comme une extension de lui-même. Mais si cette identification peut avoir lieu, c'est parce que le reflet l'objective. Il lui permet de se voir lui-même comme les autres le voient. En prenant conscience de son identité, il prend en même temps conscience de ce que cette identité suppose comme altérité.

La problématique de l'autoportrait chez Mireille Loup s'inscrit dans une problématique caractéristique du champ des arts contemporains, particulièrement en ce qui concerne les arts plastiques, qui est celle de l'identité. De nombreux exemples sont là pour en attester. Depuis Claude Cahun, dont l'oeuvre, dans la première moitié du XXe siècle, va inaugurer de façon prémonitoire de nombreuses démarches qui se mettront en place à partir des années soixante, en passant par Pierre Molinier, Michel Journiac, Orlan, jusqu'à Cindy Sherman ou Sophie Calle, par exemple, toutes ces pratiques ont en commun qu'elles interrogent l'image de l'artiste dans un dispositif fictionnel, narratif ou non, iconique ou textuel.

Mais si ces artistes posent à travers ces dispositifs la question de l'identité, ce n'est pas dans un échange autocentré qui renverrait de soi à soi. S'il y a oeuvre, c'est bien parce que cette interrogation dépasse le simple stade narcissique du rapport à son reflet. Car la question qui est abordée ici n'est pas tant "qu'est-ce qui fait mon identité en tant qu'individu ?", mais, bien au-delà, « qu'est-ce qui fait mon identité en tant qu'artiste ? Qu'est-ce qui fonde ce statut d'artiste ? », conféré ou autoproclamé, peu importe. Il ne s'agit pas là du statut social de l'artiste, mais de son rapport singulier à l'acte de création en tant que processus d'information du réel.

Lorsqu'Orlan se dé-visage, au sens propre du terme, c'est pour créer Orlan, c'est-à-dire, comme elle le dit elle-même, non pas une figure stéréotypique, mais une figure archétypale. Et c'est ce qui fait la caractéristique de l'artiste, le fait non pas de reproduire des stéréotypes, mais de mettre en place des archétypes, c'est-à-dire des modèles, au sens scientifique du terme, qui vont permettre de donner forme au réel.

Or, l'autoportrait est une stratégie de captation et de modélisation du réel. Une stratégie qui s'appuie non pas sur une formalisation mathématique du réel, mais qui relève de l'incidence, au sens de « tomber sur, survenir. [3] » [3] Le Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1989, p. 978 mis en ligne le 11/07/2010.

L'oeuvre en tant que processus, mais aussi en tant que résultat, serait donc un dispositif destiné à capter le réel à son insu, au moment où il s'y attend le moins, pour le forcer à se révéler. L'hypothèse serait alors celle-ci : « Si, pour moi, le réel n'existe que par la perception que j'en ai, peut-être alors puis-je le forcer à se révéler à travers moi, c'est-à-dire en faisant semblant de ne m'intéresser qu'à moi, et non pas à lui, pour que, par l'exploration méthodique de moi-même, je finisse par le piéger et l'obliger à se révéler. » Il s'agit donc d'avancer masqué, comme le chat qui feint l'indifférence pour observer les réactions de sa proie. C'est là, probablement, le propos des autoportraits de Mireille Loup. Lorsqu'elle se met en scène, le projet va bien au-delà du déguisement. Il ne s'agit pas pour elle de « jouer à … ».

Même si « jouer à… », chez les enfants, à travers le déguisement en particulier, participer de la construction de leur imaginaire, et par contrecoup, ou par conséquent, à la construction de leur réel, le propos de Mireille Loup s'inscrit dans une visée plus complexe. Il s'agit de piéger le réel par ce qui lui est apparemment le plus antithétique, la fiction. Car, bien sûr, ses autoportraits sont de l'ordre de la fiction. Il y a mise en scène, grimage, etc. Chaque personnage à la fois est et n'est pas Mireille Loup et énoncé comme tel par le titre de la série Chacun de mes visages.

Si nous prenons un à un les autoportraits de Mireille Loup, extraits de leur contexte et de la dénomination de la série, rien ne nous permet de déterminer qu'il s'agit d'autoportraits par le fait qu'a priori ils ne s'inscrivent pas dans la ressemblance au modèle. Certes, en regardant attentivement chaque photo, on peut y retrouver des éléments qui nous font reconnaître ses traits, mais s'il y a reconnaissance, c'est probablement parce que nous l'y cherchons. Ayant vu récemment une exposition de Cindy Sherman à Bilbao, je me suis fait la même réflexion à propos de ses photographies. Sur aucune des photos exposées, Cindy Sherman n'avait le même visage. De plus, chaque photo est nommée Untitled, suivi d'un dièse et d'un numéro. Rien ne me permet donc, au vu de ces photos ni par leur titre, de déterminer qu'il s'agit d'autoportraits. Seul le fait de connaître l'artiste et son oeuvre permet de savoir que c'est bien elle qui est sur la photographie. D'ailleurs, s'agit-il réellement d'autoportraits ? Dominique Baqué apporte une réponse à cette question lorsqu'elle dit : « (…) ce ne sont jamais des autoportraits qu'exécute Cindy Sherman, même si elle est physiquement présente dans chaque photographie. S'il n'y a pas autoportrait, c'est précisément parce qu'il n'y a plus de sujet pour élaborer un discours et se confirmer comme sujet. Du "sujet Sherman" l'on ne sait rien, et il n'y a peut-être rien d'autre à savoir que ces représentations (…). Ce n'est donc pas le moi que cherche à cerner le travail de Cindy Sherman, un moi dont il conviendrait de découvrir l'absolue singularité, la substantielle consistance derrière l'accident des situations, le fatras des poses et des grimages. Bien au contraire : ce qui s'énonce chez Cindy Sherman, c'est qu'il n'y a pas de "moi", tout au plus des fictions du moi. Point d'identité personnelle non plus, mais une sorte d'identité collective dans laquelle chacun(e) puiserait comme dans un réservoir de potentialités finies, de gestes, d'attitudes, d'affects. [4] » [4] Dominique Baqué, La photographie contemporaine, Un art paradoxal, Paris, éditionsdu Regard, 1998, p.266.

 

Et c'est bien aussi l'enjeu du travail de Mireille Loup. L'autoportrait ici n'a d'importance que dans la mesure où il met en place les éléments d'une fiction qui va bien au-delà de Mireille Loup en tant qu'individu. Autofiction, certes, puisqu'elle s'invente des personnages, mais fiction avant tout. D'ailleurs, c'est très significativement que son oeuvre s'oriente vers la fiction narrative. Si l'on regarde des séries comme celles qui forment Christophe, Anne, la photographe et leurs amis, (1994), par exemple, on se rend compte que ce qui fait récit narratif ne tient pas qu'au principe de la série, mais à ce que chaque photo fonctionne comme un micro-récit. Bien sûr, c'est propre au principe même de la photo, mais ce qui caractérise celles-ci, c'est la présence d'un élément textuel légendant l'image. Cet élément textuel n'est ni descriptif ni informatif, il s'énonce dans un décalage avec l'image qui construit la fiction, ou plus exactement, qui permet au regardeur de construire sa fiction.

Car c'est bien de cela qu'il s'agit. La fiction chez Mireille Loup ne constitue pas un ensemble donné que le regardeur aurait à découvrir au fil de son parcours ou de sa lecture. Elle fonctionne comme une oeuvre ouverte, une oeuvre où sont présentes un certain nombre de données à partir desquelles le regardeur va puiser les éléments de sa propre construction. À cet égard, le dispositif d'exposition mis en place pour Une femme de trente ans est tout à fait révélateur. Révélateur aussi le fait qu'un même élément narratif puisse donner lieu à quatre dispositifs fictionnels différents, entre le livre, la vidéo projection, le site Internet, et l'exposition photographique. Et aucun de ces dispositifs n'est redondant par rapport aux autres. Il s'agit à chaque fois d'une expérience différente pour le regardeur. Et la différence ne vient pas seulement du fait que les dispositifs sont différents du point de vue du support, elle vient essentiellement du fait que chaque dispositif installe une expérience intime singulière entre le regardeur et l'oeuvre.

Une femme de trente ans n'a rien d'un récit autobiographique, Mireille Loup s'en défend à juste titre. Et s'il n'y a pas autobiographie, ce n'est pas seulement parce que les marqueurs énonciatifs du récit ne renvoient pas directement à elle : le fait que ce récit est raconté à la troisième personne, qu'il soit dit par un homme, etc. mais aussi parce que, outre les éléments du dispositif que je viens d'énoncer, certaines photos contiennent des éléments visuels qui énoncent clairement que nous ne sommes pas dans la restitution pure et simple d'éléments vécus, mais que nous sommes bien dans la fiction, je veux parler ici des transformations qu'elle a effectuées sur le visage des personnages masculins. Rien, parmi les éléments narratifs du récit, n'explique ces transformations.

Ces transformations fonctionnent comme des marqueurs de fiction. Ces visages sont masqués par leur déformation numérique, non pas parce que l'auteur ne voulait pas qu'on les reconnaisse, mais pour énoncer qu'ils sont dans une fiction, que cette fiction, comme toute fiction, est un leurre. Un leurre au sens où elle nous oblige à repenser le réel en ce que la fiction est un réel potentiel, un réel qui aurait pu avoir lieu ou qui pourrait avoir lieu. Pas dans les termes exacts de la fiction, bien sûr, mais dans la façon dont elle accroche le réel en le distordant. La fiction est un regard sur le réel à partir d'un point qui se situerait hors du réel, en marge de celui-ci. Et l'on sait très bien que la meilleure place pour étudier un phénomène n'est pas d'être au coeur de ce phénomène, mais à l'extérieur. Nous voyons bien ici qu'il serait vain de chercher à opposer réel et fiction, ils ne s'opposent pas, ils sont interdépendants et se nourrissent mutuellement.

Reste posée la question du statut de l'autofiction. On pourrait dire que toute fiction est une autofiction, comme tout portrait est un autoportrait. C'est vrai, mais ce n'est pas suffisant. L'autofiction est un espace fictionnel dans lequel le narrateur, l'auteur, se met en scène, que la narration se déroule à la première personne ou non. Ce qui est significatif dans le champ des arts plastiques, c'est que les autofictions sont rarement des oeuvres uniques, mais que bien souvent elles fondent unedémarche qui va concerner l'essentiel des oeuvres d'un(e) artiste. C'est caractéristique des exemples que j'ai cités tout à l'heure.

Or, en plus de ce qui fonde ces démarches c'est qu'elles posent de façon singulière la question du rapport de l'artiste à l'oeuvre dans le procès de la réalisation de l'oeuvre. Quel est le statut de l'artiste, quel est le statut de l'oeuvre dans ce couple ? En d'autres termes, est-ce que l'artiste n'est pas déjà lui-même l'oeuvre ? La question peut paraître un peu futile a priori, mais si l'on regarde la question de la création artistique depuis la fin du XIXe, notamment depuis Van Gogh, elle mérite qu'on s'y attache. Lorsque Van Gogh se coupe l'oreille et se peint avec l'oreille coupée, il ne s'agit pas là d'un épisode anecdotique de sa vie personnelle. Il s'agit surtout pour lui d'éprouver sa place en tant qu'artiste au regard de son oeuvre. Se couper l'oreille, c'est faire corps avec l'oeuvre, puisqu'il se peint avec l'oreille coupée, mais c'et aussi une façon de s'interroger sur sa réalité d'artiste en tant qu'individu par rapport à l'oeuvre, en d'autres termes, c'est poser la question : « Qui suis-je en dehors de l'oeuvre ? », ou peut-être, formulée autrement : « Qu'est-ce qui fonde ma légitimité ? ». Et à travers ces questions arrive nécessairement l'interrogation suivante : « Est-ce l'artiste qui fait l'oeuvre ou l'oeuvre qui fait l'artiste ? »

Cela peut apparaître comme un problème existentiel superflu, ça l'est peut-être. Mais si l'on se réfère aux nombreux exemples d'artistes dont la vie et l'oeuvre ont été étroitement mêlées, c'est une question que l'on ne peut pas évacuer. J'ai parlé de Van Gogh, mais je pourrais parler aussi de Andy Warhol qui a fait de sa vie-même une oeuvre d'art. Je pourrais parler aussi de Orlan et des transformations chirurgicales qu'elle a effectuées sur son visage au cours de ses performances, ou des implants qu'elle s'est fait poser sur le front et qui définissent ainsi son image. Je pourrais parler enfin de Michel Journiac qui, au cours de sa performance Messe pour un corps, propose aux participants de manger du boudin réalisé avec son propre sang. D'ailleurs, à propos de Michel Journiac, Éliane Chiron note que : « Le jour de la Messe pour un corps Michel Journiac, habillé haute couture à la mode de l'époque des cols Mao, est très mince, très élégant. À partir de ce jour, à partir de cette photographie, qui transfère et fige son corps en représentation et le fait entrer dans la célébrité, Michel Journiac est condamné à rester jeune et mince. [5] » [5] Éliane Chiron, "L'art comme événement – Journiac, Beuys, Duchamp", L'enjeu de la représentation : le corps – Michel Journiac, actes de colloques 1987 et 1996, Paris, ed. du CERAP, 1998, p. 30.

À partir du moment où l'artiste construit son oeuvre à partir de sa propre image, celle-ci ne lui appartient plus. Et si sa propre image ne lui appartient plus, il s'altérise, il devient autre ; prisonnier de sa propre fiction, il est passé de l'autre côté du miroir car c'est lui, alors qui est condamné à ressembler à son propre reflet. Et c'est peut être ça, finalement qui caractérise la création artistique, cette capacité à passer de l'autre côté du miroir.

Beuys avait une conception chamanique de l'artiste. Jean-Thierry Maertens note que : « Pour le chaman (…) le masque (est) (…) le point d'appui d'une anecdote racontant les moyens par lesquels il a contrôlé les esprits et dominé leur influence. [6] » [6] Jean-Thierry Maertens, Ritologie 3. Le masque et le miroir, Paris, Aubier collection Étranges Étrangers. Le chaman est celui qui est capable de traverser le miroir pour aller de l'autre côté et d'en revenir. L'outil de la dépossession chamanique, c'est le masque, car le masque c'est déjà le lieu de l'altérité en ce qu'il rend méconnaissable. Jean-Pierre Vernant décrit le rapport au masque dans l'antiquité grecque de la façon suivante : « Le dédoublement du visage en masque, la superposition du second au premier qui le rend méconnaissable, supposent une aliénation par rapport à soi-même, une prise en charge par le dieu qui vous passe la bride et les rênes, qui vous chevauche et vous entraîne en son galop ; il s'établit par conséquent, entre l'homme et le dieu, une contiguïté, un échange de statut qui peut aller jusqu'à la confusion, l'identification, mais dans cette proximité même s'instaure l'arrachement à soi, la projection dans une altérité radicale, la distance la plus grande, le dépaysement le plus complet s'inscrivant dans l'intimité et le contact.[7] » [7] Jean-Pierre Vernant, Figure, idole et masque, Conférences, essais et leçons du Collège de France, Paris, Julliard, 1990, p. 115.

 

Si le masque inscrit l'altérité la plus radicale, c'est parce qu'il implique la contiguïté. L'espace du masque au corps est un espace contigu comme l'espace du reflet à soi. Si l'altérité qu'il manifeste est si radicale, ce n'est pas parce qu'elle nous situe dans un ailleurs qui n'a rien de commun avec l'ici et le maintenant. Cette altérité est de l'ordre de l'inquiétante familiarité. Rien d'exotique dans cette altérité, au contraire. Elle est inquiétante parce qu'elle nous est familière, mais le pli dans lequel elle s'inscrit nous la rend étrangère. C'est là tout le concept d'"inquiétante étrangeté" tel que l'a défini Freud. Et c'est justement dans ce rapport à l'inquiétante familiarité que se situe la question de l'autofiction et de l'autoportrait dans l'art contemporain.

 

L'autofiction et l'autoportrait ne sont rien d'autre que des jeux de masques. Lorsque, par exemple, à travers ma propre pratique artistique je mets en scène l'autoportrait, il ne s'agit pas d'un désir égocentrique de multiplier ma propre image, mais bien au contraire de tenter par la multiplication d'en épuiser le sens, de la priver de tous les affects qui peuvent la lier à moi, d'arriver à cet état de doute que ressent Roquentin, dans La Nausée de Sartre, devant le reflet de son visage dans le miroir : « Je plaque ma main gauche contre ma joue, je tire sur la peau, je me fais la grimace. Toute une moitié de mon visage cède, la moitié gauche de ma bouche se tord et s'enfle, en découvrant une dent, l'orbite s'ouvre sur un globe blanc, sur une chair rose et saignante.[8] » [8] Jean-Paul Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1938, Folio, 1979, p. 35.

Roquentin, en analysant un par un les constituants de son visage, le prive de sa cohérence, détruit la cohérence qui fait qu'un visage est un visage. Le visage n'a de sens qu'en tant qu'il renvoie à un ensemble. Décomposer cet ensemble, au sens d'en énumérer les composants, c'est inscrire sa décomposition au sens de l'altération de sa substance.

Une des oeuvres que j’ai réalisées, Panoptique Identitaire [9] , par exemple, met en scène des autoportraits qui sont dans une totale ambiguïté par rapport au statut de l'autoportrait. [9] Panoptique identitaire, oeuvre interactive sur CD-Rom, Xavier Lambert.  Cette ambiguïté n'est pas de la même nature que celle que j'ai décrite précédemment chez Mireille Loup ou Cindy Sherman. Le visage est parfaitement reconnaissable, et n'est sujet à aucune modification. Il s'agit même tout le temps du même visage systématiquement répété. C'est la mise en espace de ce visage qui change, car les différents autoportraits de cette oeuvre sont à chaque fois le produit d'une greffe. À chaque fois, mon visage a été greffé numériquement sur des corps différents. Et ces corps ne procèdent en rien de mon histoire personnelle, dans leur genèse tout au moins, puisqu'il s'agit de vieilles photos trouvées dans des brocantes ou des vide-greniers. Il s'agit donc d'images qui ont leur propre histoire, qui relèvent d'un « ça a été », pour reprendre l'expression de Roland Barthes. En greffant mon visage à la place de celui des photos, je les prive ainsi de leur histoire, mais je prive aussi mon visage de sa propre histoire, celle qui fait qu'il renvoie à l'individu que je suis. Car si je reste reconnaissable à travers ces portraits, les conditions même de la photo, les éléments énonciatifs de chaque photo, à la fois sur le plan de la technique et sur celui du sujet représenté, font que ça ne peut pas être moi. Il y a contamination réciproque entre les deux sources qui constituent ici l'image numérique, et cette contamination a pour conséquence que l'image perd le statut du « ça a été » qui caractérise toute photographie, pour révéler un « ailleurs » qui ne se situe plus dans le temps ni dans l'espace de la prise de vue. Mais si autoportrait et autofiction sont des jeux de masque, ils ne sont pas pour autant gratuits. Aucun jeu n'est gratuit, d'ailleurs. Le jeu est un espace de rencontre avec l'altérité. On dit bien « se prendre au jeu », or, selon Le Robert, « se prendre » c'est d'abord « être mis en main [10] ». [10] Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1989, p. 1517. Se prendre, c'est donc se déposséder, et nous nous retrouvons finalement dans le même rapport à soi qu'avec le masque.

 

Dans son film Orphée,Cocteau fait du miroir le lieu de passage de la mort pour venir chercher les âmes et les emmener aux enfers. Passer de l'autre côté du miroir, c'est suivre le chemin de la mort. Maurice Blanchot nous explique à propos du mythe d'Orphée, que : « De même que le poète n'existe qu'en face du poème et comme après lui, bien qu'il soit nécessaire qu'il y ait d'abord un poète pour qu'il y ait le poème, (…) cela signifie que l'oeuvre est elle-même une expérience de la mort dont il semble qu'il faille disposer préalablement pour parvenir à l'oeuvre, et après l'oeuvre à la mort.[11] » [11] Maurice Blanchot, L'espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, Folio, p. 114.

Ce que montre le mythe d'Orphée, c'est qu'il n'y a que l'artiste et la mort qui peuvent traverser le miroir dans les deux sens. Mais si pour la mort c'est un passage naturel, ça n'est possible pour l'artiste que par ce que l'acte de création demande un tel investissement qu'il représente une mise en danger permanente de soi-même, qu'il n'y a pas de création artistique sans cette mise en danger, sans que l'artiste ne soit contraint de côtoyer la mort et d'en revenir. Mais s'il en revient, il n'est déjà plus lui-même, il est avant tout son oeuvre.

Dans le film de Cocteau, Orphée ne peut traverser le miroir que s'il revêt des gants spéciaux. Or, le gant est pour la main ce que le masque est pour le visage. Peut-on alors penser que le masque de l'autoportrait et de la fiction sont, pour l'artiste, les gants qui lui permettent de traverser le miroir parce qu'ils le situent déjà dans l'altérité ?

In Verso, visuelimage.com

11 juillet 2010